[Cloud Week 2021] La réciprocité, clé pour que l'Europe puisse imposer ses termes dans la “décennie du Cloud”
Il y a quelques semaines, la vice-présidente exécutive de la Commission européenne, Margrethe Vestager et le Commissaire Thierry Breton ont proposé une boussole numérique à horizon 2030 pour l’Europe. Alors que les institutions européennes se font le chantre de la souveraineté technologique, d’une autonomie stratégique ouverte et d’une politique industrielle affirmée dans certains domaines clés, la question de la réciprocité se retrouve au centre des débats à Bruxelles — avec des enjeux réels pour l’industrie européenne du cloud.
En matière d’accès aux marchés de service cloud dans les principales hyperpuissances, le constat est implacable : ce qu’on observe, c’est une dynamique de marché captif, au profit des acteurs dominants du cloud.
Dans le cadre de la Cloud Week 2021, Yann Lechelle répond aux questions que l’on peut légitimement se poser sur la place des acteurs du cloud européens en Europe-même, et sur le besoin de légiférer.
Quelle place pour le cloud européen face aux géants internationaux ?
Un rapport de McKinsey datant de juillet 2018 a révélé qu’en Chine, 64 % des dépenses en matière de cloud public étaient dirigées vers les fournisseurs de cloud chinois. Certains rapports suggèrent qu’Alibaba Cloud obtiendrait la moitié de la part de marché de l’IaaS, suivi par Tencent Cloud et China Telecom, Microsoft Azure et AWS ne captant qu’une fraction marginale.
Les fournisseurs de cloud étrangers sont soumis à des réglementations strictes, devant par exemple passer des contrats avec des entreprises locales et fournir des services par leur intermédiaire. Les lois relatives à la cybersécurité, imposant des exigences strictes en matière de localisation des données, compliquent la tâche des entités non-chinoises qui souhaitent opérer dans le pays. On trouve des approches similaires en Inde, au Brésil ou en Corée du Sud.
Aux États-Unis, les marchés publics ont joué un rôle clé dans l’expansion de la Silicon Valley, via le pouvoir d’achat massif de l’administration pour favoriser le développement et l’adoption précoce de technologies, de produits et de services. Ceci a permis à l’industrie américaine du cloud de disposer d’une masse critique de revenus sur de vastes marchés. Ainsi, depuis des années, l’adoption de services cloud fait partie intégrante de la stratégie de défense nationale et de modernisation numérique du Ministère de la défense (DoD). Le contrat JEDI (« Joint Enterprise Defense Infrastructure »), doté d’un plafond de dix milliards de dollars sur dix ans, en est une parfaite illustration. Ces appels d’offres ne sont évidemment pas accessibles à des fournisseurs non-américains — ce qui est rendu possible par des législations telles que le Buy American Act ou le Small Business Act.
Une leçon pour l’Europe : mettre en œuvre une réciprocité en cas d’accès asymétrique aux marchés publics locaux
A l’heure de la relance de nos économies et en réponse à de telles pratiques, les marchés publics financés par l’UE et les budgets nationaux devraient être plus que jamais utilisés comme un levier pour :
- Prioriser les fonds vers l’adoption du cloud par les entreprises européennes et la modernisation des administrations ;
- Montrer l’exemple lorsque les institutions publiques passent des marchés pour leurs propres besoins, afin de promouvoir des exigences fondées sur la transparence, l’innovation, la sécurité, la souveraineté des données et la neutralité climatique.
Des réflexions concrètes devraient aussi être menées pour graver notre "instinct d’acheter européen » dans le droit. De fait, les acteurs de l’industrie européenne du cloud sont pour la plupart des entités de petite ou moyenne taille : lutter à armes égales avec les géants de la tech s’avère extrêmement ardu, de surcroît dans un environnement où les pratiques anticoncurrentielles sont légion.
Les infrastructures cloud recouvrant une dimension de plus en plus stratégique pour le fonctionnement de nos sociétés et de nos économies, il est urgent de placer le sujet de la non-dépendance à l’égard des technologies, actifs ou services cloud non-européens au plus haut des priorités. La mise en œuvre d’un instrument juridique restreignant l’accès aux marchés publics pour les acteurs non-européens, en cas d’accès asymétrique aux marchés publics locaux, serait un moyen concret de rééquilibrer au moins partiellement les conditions de concurrence, en générant de fortes externalités positives pour l’industrie du cloud européenne.
Quels objectifs fixer à l’échelle européenne ?
Dans ces conditions, vu le dynamisme de notre écosystème et la diversité des offres disponibles, un objectif pour les institutions de l’UE pourrait être de satisfaire, sinon 90 %, du moins 30 % des besoins européens en matière de cloud par l’intermédiaire de fournisseurs européens. Fixer un objectif, fût-il si modeste, serait une réussite phénoménale.
Soyons clairs : le libre-échange et la concurrence saine contribuent à la robustesse et au dynamisme du marché cloud. Il ne s’agit donc pas d’obtenir de meilleures conditions que les poids lourds du secteur, mais plutôt de garantir une concurrence loyale, équitable, durable et sur des bases réciproques au niveau européen !
Yann Lechelle est le CEO de Scaleway, the cloud that makes sense