Souveraineté numérique : Maginot ou Ricardo ?
La crise du COVID-19 a eu le mérite de rendre perceptible l’extrême dépendance européenne dans le secteur digital. Sous les effets de collectifs d’entrepreneurs, et d’acteurs techniques tels que PlayFrance. Digital et GAIA-X, le sujet de la souveraineté numérique européenne est (enfin) sur l’agenda.
Des décisions concrètes se dessinent avec la remise en cause de l’hébergement du Health Data-Hub français par Microsoft et l’intégration d’une politique européenne ambitieuse dans le secteur des données industrielles sous la houlette de Thierry Breton, Commissaire européen au Marché intérieur.
La dynamique est solide de la part des acteurs politiques et technologiques, amplifiée par les promesses de «mega» appels d’offres européens pour stimuler le développement de data-spaces souverains dans chacune des verticales industrielles.
Institutionnaliser la data ?
L’optimisme de cette vague de reconquête ne doit pas nous empêcher de regarder en face les risques de logiques «institutionnelles» dans le secteur. À vouloir financer l’innovation souveraine on sacraliserait, par verticale, un outil ou un acteur en charge de la gestion des données.
Par exemple, dans le secteur agricole français, le Ministère de l’Agriculture a fait le choix unique d’un acteur associé au syndicat majoritaire et aux Chambres d’agriculture pour bâtir une «Stratégie française pour l’Agtech». Cette politisation, associée à un appareil institutionnel puissant (Chambres d’Agriculture, Instituts Techniques), a pour effet direct de réduire le jeu de la concurrence sur le marché, en mettant en risque les acteurs privés (dont Valeur-Tech) se positionnant sur le marché. Cette approche coûteuse, rémunérant l’investissement sur le lobbying plutôt que sur l’expérience client et l’adoption, s’avère in-fine peu favorable aux intérêts agtech français.
Ainsi, la capacité d’obtenir le soutien des décideurs politiques impacte directement le financement et la position de marché de l’entreprise. Dans une logique classique et pragmatique (le marché étant global et axé sur la compétitivité), il serait plus judicieux de chercher à soutenir –par le marché- les solutions apportant des bénéfices singuliers et distinctifs à leurs utilisateurs. Il faut d’abord le reconnaître, la force d’un Facebook, Google ou Whatsapp relève principalement de leur facilité d’utilisation, de leur attractivité et leur accessibilité. Ce facteur de compétitivité ne se décrète pas par le politique, il se construit par des stratégies ciblées (et financées) d’adoption technologique (l’ensemble des facteurs permettant la diffusion effective d’une innovation sur un marché) et de compétitivité.
Autre exemple, les Régions françaises s’engagent une à une dans le développement d’écosystèmes innovants et soutiennent financièrement leurs start-ups. Pourtant, les initiatives portées en commun avec les GAFAM (Écoles IA Microsoft, formations Google) font florès sur l’ensemble de notre territoire. Travailler avec les Régions, dans une logique de relation client est encore souvent trop complexe pour les start-ups et acteurs de l’innovation. Ainsi, obtenir des fonds, de la visibilité du réseau pour promouvoir une innovation en lien avec les Régions est relativement aisé. Lorsque l’on en vient à vouloir étudier avec les services l’intérêt d’une solution, la qualité de son expérience utilisateur, sa compétitivité, voire évoquer un partenariat ou un test client, le chemin est autrement périlleux.
Pourtant, c’est bien à cette échelle que se bâtissent les solutions et les business modèles durables.
Une approche, plus globale –car le jeu est de cette dimension- nous amènerait à axer prioritairement l’effort sur l’adoption des technologies, en stimulant une compétition entre acteurs orientée vers le renforcement de notre autonomie technologique et la construction de leaders globaux.
Dans cette perspective, la commande publique, joue un rôle déterminant. En priorisant et en finançant l’adoption de marchés de solutions européennes, dans une logique de compétition, l’Europe pourrait rapidement permettre à ses nombreuses pépites technologiques de gagner en robustesse et de s’internationaliser rapidement.
Se concentrer sur l’adoption technologique et les avantages comparatifs européens
La prise de conscience visible actuellement en matière de data-spaces est très intéressante. Mais elle doit être également accompagnée par une action offensive, visant à accélérer l’adoption technologique, en incluant cette fois dans la discussion les acheteurs publics et privés, chez qui réside une part déterminante de l’équation technologique européenne.
Dans ce sens, comment pouvons-nous aménager les critères de la commande publique pour permettre de favoriser l’adoption de technologies européennes ? Comment également accélérer la culture de l’adoption technologique (UX / vente/support client, etc.) qui détermine très largement la diffusion des outils sur un marché ? Enfin, comment travailler à l’émergence d’une vraie stratégie, basée sur le marché réel, c’est-à-dire le marché global ?
Des acteurs comme l’AFD, la BERD, la BEI, mais également l’Union européenne via ses actions opérationnelles, pourraient ainsi contribuer largement au développement et à la diffusion de l’offre européenne à l’échelle globale.
À la manière des États-Unis, ces bailleurs de fonds pourraient légitimement établir une priorité à l’acquisition de logiciels européens dans les cadres des projets financés. L’impact de cette mesure pour l’industrie et la souveraineté numérique européenne serait sans commune mesure avec des logiques de financement uniques de l’innovation.
L’enjeu est donc bien plus de déterminer les avantages comparatifs de l’Europe qui, très en retard dans la compétition globale, devra investir stratégiquement dans une logique de marché en soutenant, par l’adoption et la compétitivité de ses solutions, leur diffusion effective.
La question est politique. Le terrain de jeu, lui, économique.
Article invité. Les contributeurs experts sont des auteurs indépendants de la rédaction d’Appvizer. Leurs propos et positions leur sont personnels.
Diplômé de Paris Dauphine et des Mines, Fabrizio Delage est un spécialiste des questions d’adoption technologique. Il a évolué au sein de plusieurs entreprises technologiques (Octo, Sigfox, etc.) avant de co-fonder Valeur-Tech.
Diplômé de l’IEP de Grenoble, Pierre Poullain a évolué à des postes stratégiques au sein des organisations agricoles (FAO, Chambres d’Agriculture, FNB, etc.) avant de créer Valeur-Tech en 2017.
Valeur-Tech : dédiée à la valorisation des données dans le secteur agricole et alimentaire, la société est implantée en France, au Maroc et en Ukraine. L'entreprise déploie une offre de conseil auprès de clients des secteurs du financement (BERD), de la technologie (BOSCH, Thales Services, start-ups) ou des filières (Masseeds, filière CRC, etc.). L'entreprise développe par ailleurs une technologie d'interopérabilité des données permettant le partage maîtrisé des données entre parties-prenantes.