Souveraineté et communs numériques
L’Europe a longtemps été indépendante technologiquement : elle avait une industrie électronique, et les plus anciens se souviennent peut-être que le Minitel était fabriqué en Alsace.
Depuis, ordinateurs et terminaux mobiles sont produits en Asie du sud-est et les services qu’on utilise sont pour la plupart américains. De fait, l’Europe est en train de se transformer en colonie numérique des grandes puissances que sont les USA et bientôt, la Chine.
L’Europe a beau être un territoire riche, les flux financiers tout autant que les données personnelles filent vers les USA et l’Asie. Autant pour une industrie vieillissante et en voie d’obsolescence, cela pourrait être un souci considéré comme mineur, autant pour le numérique, qui sous-tend toute l’activité humaine ou presque, qu’elle soit économique ou pas, c’est un problème majeur.
Veut-on que l’Europe devienne une colonie numérique soumise aux USA et à la Chine ?
C’est là qu’entre en scène le concept de souveraineté numérique :
La possibilité, pour un état comme la France ou une région comme l’Europe, de conserver ou de retrouver la maîtrise et le contrôle de cette industrie stratégique.
Mais derrière le mot numérique se cache en fait un nombre inouï de technologies différentes et complémentaires, allant du circuit imprimé au processeur spécialisé en passant par le logiciel, le machine learning et l’incontournable cloud. Ces différentes technologies ne peuvent pas faire grand-chose seules, mais doivent être assemblées pour fournir des solutions aux utilisateurs.
En effet, pour qu’une solution numérique fonctionne, il faut au minimum :
- une infrastructure matérielle,
- un réseau,
- un système d’exploitation,
- une application,
- et de la donnée.
Cela complique grandement la création de solutions souveraines, car cela implique que tous les composants, toutes les couches de la stack, l’empilement de technologies, soient également souverains. Ce qui est rarement le cas.
On peut bien sûr envisager de développer localement toutes les couches, mais cette démarche prendrait des décennies, ce qui est incompatible avec les besoins immédiats et la rapidité d’évolution du numérique.
La souveraineté numérique est-elle donc condamnée à rester une idée séduisante, mais inapplicable ? Heureusement que non.
Le logiciel libre à la rescousse
En effet, il y a toute une catégorie de logiciels, les logiciels libres (qu’on appelle parfois Open Source), qui peuvent venir en soutien à une stratégie de souveraineté. Avant d’aller plus loin, il convient de définir le logiciel libre : il s’agit d’un logiciel qui est assorti d’une licence, laquelle permet à quiconque de lire, modifier, utiliser et redistribuer le code du dit logiciel. En cela, il s’oppose au logiciel propriétaire, assorti pour sa part d’une licence interdisant la lecture, la modification et la redistribution du code.
Grâce à cette licence, un individu, une entreprise ou un pays ne peuvent pas être privés d’un logiciel libre. Ceci en fait un allié précieux dans une démarche de construction de solution souveraine.
À l’inverse, un logiciel propriétaire peut être soumis à une interdiction d’exportation par exemple, arme utilisée par Donald Trump contre la Chine. En effet, rappelez-vous qu’en mai 2019, le président américain lançait une offensive contre la Chine en plaçant plusieurs entreprises chinoises sur une liste noire, leur interdisant d’intégrer des technologies américaines. Le duel commercial entre les deux géants de l’économie du numérique nous faisait prendre conscience qu’un pays pouvait priver un autre de technologies.
Mais quand Huawei, entreprise chinoise spécifiquement attaquée par Trump, s’est vue privée de collaboration avec Google, elle a pu reprendre les parties Open Source d’Android (le système d’exploitation mobile de Google), mais pas les parties propriétaires. Huawei est donc en train de tenter de remplacer ces parties propriétaires maintenant hors de sa portée par ses propres composants souverains, ce qui lui laisse une chance de disposer à l’avenir d’une solution 100 % sous contrôle.
Au-delà du logiciel libre, les communs numériques
Mais le logiciel libre/Open Source n’est pas le seul allié parmi les communs numériques.
En effet, il existe des données et contenus libres qui complètent les logiciels libres. Ainsi, Wikipédia est un contenu sous licence libre dite «CC BY-SA» : on peut le réutiliser en respectant la licence et sans demander la permission à qui que ce soit. Il suffit juste de dire que le document provient de Wikipédia.
L’exemple Qwant Maps
D’autres grands outils font partie des communs numériques et permettent de monter une solution souveraine sans partir de zéro.
Ainsi, dans sa volonté de produire une application de cartographie, le moteur de recherche européen Qwant a repris les logiciels libres et données libres du projet OpenStreetMap. En partant de cette formidable base de données géographiques, Qwant a pu monter Qwant Maps à moindre coût, en réutilisant et contribuant à l’écosystème OpenStreetMap. De plus en plus de services et applications, pris au piège de Google quand ce dernier a commencé à facturer son service après des années de gratuité, ont migré avantageusement sur OpenStreetMap.
Les communs numériques, alliés de la souveraineté
Il existe des dizaines d’exemples de ce type, et des centaines de startups européennes qui ont pu démarrer leur projet plus rapidement en se reposant sur du logiciel libre.
La notion de souveraineté numérique est une question essentielle pour l’Europe et la France, et il est profondément rassurant de constater que les communs numériques, logiciels libres et données libres, peuvent s’avérer de précieux alliés pour faire face au défi que nous devons affronter.
Article invité. Les contributeurs experts sont des auteurs indépendants de la rédaction d’Appvizer. Leurs propos et positions leur sont personnels.
Tristan Nitot est un entrepreneur, auteur et «hacktiviste» impliqué dans le projet Mozilla (Firefox), ayant co-fondé et présidé Mozilla Europe.
Il a ensuite été VP puis DG de Qwant, le moteur de recherche européen, et également membre du CNNum de 2013 à 2016.
Il travaille actuellement sur son prochain projet professionnel, qui portera sur le numérique face au changement climatique.